Rechercher dans ce blog

samedi 15 juillet 2017

Juin 1868. Première munichoise des Maîtres chanteurs. La chronique de Léon Leroy du Figaro (2)

Meitsersinger, aquarelle de Michael Echter composée pour le Roi Louis II
d'après la  première représentation

Nous reproduisons ici le second article que consacra le chroniqueur Léon Leroy à la première des Meistersinger de Richard Wagner au Théâtre royal de Munich le 21 juin 1868. Ce second article fut publié en seconde page du  Figaro du 25 juin 1868.

Figaro du 25 juin 1868,
 mis en ligne par Gallica (BNF)
"LE NOUVEL OPÉRA DE WAGNER 

Chaque nouveauté de Richard Wagner est nu événement artistique d'une telle importance, que Figaro a cru devoir envoyer à Munich un rédacteur avec la mission de rendre compte des Maîtres chanteurs. Avant-hier, M. Léon Leroy nous a adressé des détails très curieux sur les relations du roi de Bavière avec son compositeur favori. C'était comme un prologue du compte rendu que voici.


A Monsieur Benedict, critique musical du FIGARO.



Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, opéra en trois actes et quatre tableaux; livret et musique de Richard Wagner. 1er représentation au Théâtre-Royal de Munich, le dimanche 21 juin 1868.


Munich, 22 juin.

Avant d'esquisser la physionomie de cette première représentation, si intéressante à tant de points de vue, examinons rapidement, s'il vous plaît, le sujet du nouvel opéra de Richard Wagner. II est à peine besoin de dire qu'il ne s'agit plus ici de ce monde purement légendaire d'où le maître allemand a tiré la plupart de ses compositions dramatiques, notamment le Vaisseau fantôme, le Tannhaiiser et Lohengrin.

Chacun connaît plus ou moins l'histoire -authentique- de ces Maîtres chanteurs de Nuremberg, qui succédèrent, vers la fin du quatorzième siècle, aux minnesinger (chantres d'amour, auxquels on donna en France le nom de Trouvères) et dont la corporation fut officiellement reconnue, en 1378, par l'empereur Charles IV, qui donna même des armoiries à cette société d'artisans-poëtes-musiciens.

On sait également que le doyen des meistersinger, Hans Sachs, qui exerçait la profession de bottier (schuster) répandit sa renommée dans l'Allemagne entière; et qu'il fut l'organe poétique de la réforme. Hans Sachs maniait avec un égal succès l'hexaxamètre et le tirepied; quelques antiquaires de Nuremberg montrent encore avec un certain orgueil des spécimens religieusement conservés, des talents multiples de leur célèbre compatriote. Je n'insisterai pas sur les bottes, de forme et de dimensions étranges, qui [sic] confectionnait le doyen des Maîtres chanteurs; mais dans l'œuvre poétique du bottier nurembergeois -comédies, tragédies, contes et fabliaux- se trouve un recueil dont le titre original mérite une mention; ce sont les Mélanges de poésies magnifiques, belles, jolies et rimées.

Ce Hans Sachs est un des principaux personnages de la comédie imaginée par l'auteur du Tannhäuser; car qui l'eût dit -les Maîtres chanteurs sont un opéra comique de la plus forte trempe, et où Wagner tout en réservant une large place aux expansions sentimentales, a révélée un vis comica étourdissant. Je vous en donnerai bientôt un échantillon.

Autour de Hans Sachs se groupent les autres membres de la corporation poétique et lyrique: bijoutier, fourreur, ferblantier, charcutier, zingueur, savonnier, bonnetier, chaudronnier, boulanger et écrivain public: ce dernier est le Sainte-Foy de la troupe. -A ces personnages, dont les noms sont pour la plupart hérissés de consonnes formidables, se joignent Eva, la fille du bijoutier Pogner; puis Walther de Stolzing, jeune chevalier de Franconie.

Pour en finir avec le livret, j'ajoute qu'Eva, qui aime Walther et en est aimée, est promise par son père, le riche bijoutier Pogner, à celui des maîtres-chanteurs qui remportera le prix de poésie et de musique au concours annuel de la Saint-Jean. En conséquence, Walther, afin de pouvoir disputer la main d'Eva à l'écrivain public qui l'aime aussi et la poursuit de ses grotesques sérénades, Walther doit se faire admettre, moyennant un rigoureux examen, dans la corporation; après quoi, le jour de la Saint-Jean, les deux rivaux -chevalier et gratte-papier- se présentent devant le jury.

On devine l'issue de ce tournoi lyrique, l'une des plus remarquables scènes de l'ouvrage et qui termine le dernier tableau.

Toutes réserves faites, et ces réserves sont sérieuses -j'en indiquerai plus loin quelques-unes- si je disais ici tout ce que je pense de la valeur musicale de cet opéra, je ferais certainement sourire plus d'un lecteur, surtout parmi ceux qui, à Paris, ont sifflé le Tannhäuser -sans trop l'avoir entendu. Toutefois, je leur dirais en passant à ceux-là et à beaucoup d'autres que jamais choix ne fut plus malencontreux que celui qui ouvrit les portes de l'Opéra français au héros du Venusberg: en effet, il fallait bien peu connaître nos goûts et nos habitudes pour risquer précisément à la scène de la rue Le Peletier le plus foncièrement germanique des opéras de Wagner, c'est-à-dire celui qui devait le plus sûrement contrarier nos prédilections nationales en matière de musique et de drame.

Fort heureusement, depuis cette chute mémorable, les Parisiens ont eu maintes occasions d'examiner de plus près la musique de Wagner; aux Concerts populaires, ils ont entendu -et souvent applaudi, ma foi!- des fragments de Rienzi. du Vaisseau fantôme, de Lohengrin, et aussi de ce même Tannhäuser si vertement sifflé. Aujourd'hui donc, il est à peu près possible d'admirer tout haut le génie musical de l'auteur de Tristan, sans laisser présumer un trouble grave des fonctions cérébrales.

Ceci posé, j'exprime hardiment cette opinion que l'opéra représenté hier au Théâtre-Royal de Munich est une œuvre capitale, et par les beautés supérieures qu'il renferme, et par les heureuses modifications qu'il paraît indiquer dans les procédés du maître allemand. Son style s'est très sensiblement éclairci, sa phrase s'est précisée, les tonalités ne sont plus aussi fuyantes que par le passé; et en dépit de la multiplicité des éléments mélodiques et harmoniques dont l'emploi simultané est encore un des caractères principaux de la manière de Wagner, la lumière jaillit plus vive de cette masse symphonique qu'il manie avec tant de sûreté et de puissance.

Il faut ajouter cependant que, malgré le mouvement et la vie qui abondent dans cette œuvre pleine de sève et de grâce juvénile, malgré ce souci de la vérité qui se manifeste jusque dans les plus infimes détails, Wagner ne s'est pas encore complétement affranchi, dans ses maîtres chanteurs, de ses dangereuses tendances aux développements excessifs.

Cet homme, qui pense à tout et veille à tout, semble ne tenir aucun compte de certaines lois de pondération qu'on ne transgresse pas impunément au théâtre. C'est ainsi qu'avec des entr'actes assez courts, la représentation d'hier -trois actes et quatre tableaux- a duré quatre heures et demie, quand elle eut pu, sans préjudice aucun, ce semble, être réduite à trois heures et demie.
Je signalais tout à l'heure le haut comique de quelques scènes des Maîtres chanteurs. La plus achevée en ce genre est au deuxième acte.

Ls théâtre représente une rue de Nuremberg un décor merveilleusement pittoresque. -Il fait nuit. L'écrivain public, armé d'une guitare, vocifère une sérénade sous le balcon d'Eva. (Quelle sérénade! quelle voix et quelle guitare!). Les voisins, réveillés par cette bruyante mélopée qui a pris les proportions d'un « tapage nocturne », les voisins paraissent à leur fenêtre et protestent énergiquement. L'Almaviva d'échoppe continue sans sourciller. Alors un des voisins exaspéré sort armé d'une trique et court sus au chanteur.

Survient un passant qui prête secours à l'homme à la guitare; d'autres voisins arrivent, puis d'autres passants, puis tout le quartier. Ni les uns ni les autres ne savent pourquoi on se bat; mais tous se précipitent dans la mêlée avec furie. A leur tour, les femmes, en coiffe de nuit, se mettent aux fenêtres; et, pour disperser les combattants, leur jettent dessus tous les ustensiles de ménage qui sont à leur portée. On n'ose pas se demander quel genre d'ustensiles les Nurembergeoises peuvent avoir sous la main à pareille heure! Et notez que tout ce monde, hommes et femmes, chante en se trémoussant, et gesticulant, et chante fort bien.

Cette immense bouffonnerie, prodigieuse de composition, -mise en scène et musique- est admirablement exécutée. Les Allemands se tordaient de rire.

Il est temps que j'arrive à ce qui est spécial à la soirée d'hier.

La salle du Théâtre-Royal de Munich rappelle, avec des proportions beaucoup plus vastes, celle du Vaudeville de Paris; l'insuffisance de l'éclairage achève de lui donner un aspect d'une salle médiocre. Au premier étage, et faisant face à la scène, est la loge royale, sorte de salon dont la hauteur occupe l'intervalle d'une galerie à l'autre et qu'éclaire un petit lustre. Cette loge est flanquée de deux grandes cariatides. Au-dessus du rideau de la scène et au milieu de la frise du manteau d'arlequin, le cadran d'une horloge -qui marque très bien l'heure- remplace les armes ou attributs en usage chez nous. L'orchestre des musiciens est aussi nombreux que celui de l'Opéra de Paris. Chaque pupitre est éclairé par une forte lampe avec abat-jour. Au centre de l'orchestre, et non pas près de la rampe se tient le conducteur, M. Hans de Bulow, le gendre de Liszt, l'ami intime. l'alter ego de Wagner. M. de Bulow, dont la main droite est gantée de blanc, dirige l'exécution debout. Sur son pupitre est la partition à grand orchestre; mais ce n'est que pour la forme, car M. de Bulow sait par cœur cette énorme partition, comme il sait d'ailleurs toute la musique de Wagner, sans en excepter une triple croche.

Le spectacle est annoncé pour six heures. Dès six heures moins un quart la salle est remplie. On voit bien que nous ne sommes pas à Paris, au milieu de ce peuple « vif et effervescent, » au dire d'un philosophe allemand: rien de ce brouhaha, de cette animation fiévreuse qui prélude à nos premières représentations à peine quelques conversations isolées et discrètes. A six heures moins quelques minutes, le jeune roi parait dans sa loge; il arrive seul, sans apprêt, sans pose, avec la simplicité du premier bourgeois venu. Et comme il n'y a ici ni claque, ni officieux d'aucune sorte, nulle acclamation ridicule ne se fait entendre.

Le visage de ce roi de vingt-trois ans a une réputation de beauté bien méritée. Je n'emploierai pas pour la caractériser cette banale épithète de joli garçon qui sert communément à désigner les coiffeurs et les ténors soigneux de leur moustache et de leur chevelure; l'expression songeuse de ce beau visage, aux lignes harmonieuses et fermes, ne mérite pas cette injure. La vérité est que Louis II a une des plus belles têtes de jeune homme qui se puissent rêver. Et pourtant le souverain actuel de la Bavière ne paraît nullement disposé à marcher sur les traces de celui qui fit de la danseuse Lola Montès la comtesse de Lansfeld.

Peu de temps après l'ouverture, -une superbe page symphonique à l'allure chevaleresque-, Richard Wagner venait prendre place dans la loge d'honneur, à côté du roi, qui échangeait quelques mots avec lui de temps à autre, jusqu'à la fin de la soirée, l'auteur des Maîtres Chanteurs est resté auprès de son royal ami, qui semblait ainsi vouloir lui donner un nouveau et public témoignage de sou affectueuse protection. 

Peut-être y avait-il là encore une mesure préventive contre un orage possible Précaution inutile, en tous cas, car le succès s'est affirmé dès la fin du premier acte, et après les deuxième et troisième actes, Richard Wagner, -acclamé par toute la salle, sauf une douzaine de dissidents, ni plus ni moins, - a dû reparaître dans cette même loge royale, vers laquelle tous les regards étaient tournés. -J'ai peu de goût pour ces sortes d'exhibitions; mais je constate, pour l'excuse du héros de ces ovations, qu'il s'est fait très longuement prier.

Ainsi s'est passée cette mémorable soirée dont je ne saurais terminer le compte rendu sans citer les noms des principaux artistes qui ont concouru a l'exécution des Maîtres chanteurs. Je nommerai donc MM. Betz (Hans sachs [sic]), baryton de l'Opéra de Berlin; Hœlzel (l'écrivain public) basse bonne de l'Opéra de Vienne, Nachbauer (Walther), ténor de Darmstadt, dont la fière tournure ne ressemble guère à celle de MM. tel et tel de l'Opéra de Paris; puis mademoiselle Mallinger, de Munich, une poétique Eva; et enfin un ténor bouffe, M. Schlosser, d'Augsbourg. Celui-ci a une histoire trop singulière pour que je ne vous la raconte pas en quelques mois. M. Schlosser, étant ténor à l'Opéra d'Augsbourg, s'éprend de la fille d'un boulanger de la ville. Il demande sa main au père qui consent au mariage à la condition, sine qua non, que M. Schlosser quittera le théâtre pour se faire boulanger. Et M. Schlosser s'est fait boulanger. Puis, comme Wagner sollicitait son "concours pour les Maîtres chanteurs, le boulanger a quitté son fournil pour venir à Munich. Je ne sais pas si M. Schlosser fait de bon pain; mais je vous assure que, comme ténor bouffe, il en vaut bien un autre. Je serais sans excuse si je n'ajoutais à cette liste, le nom de M. de Bülow qui a été l'âme de cette remarquable exécution. Quand on représente un opéra de Richard Wagner, à Munich, sous la direction  M. de Biilow, le rôle de chef d'orchestre n'est plus une fonction, c'est un apostolat. 

Un dernier mot. 

Au fond de sa retraite, sur les bords du lac de Lucerne, Richard Wagner pense toujours à la France, à Paris. Il sait bien, comme l'ont su Meyerbeer, Rossini et Verdi, qu'à Paris seul appartient la consécration définitive. Quoi qu'on en ait dit, et quoi qu'il en ait dit lui-même quelque part, Wagner y aspire de toutes ses forces. 

Léon Leroy

Articles précédents sur le sujet

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire