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jeudi 17 août 2017

Vu de France: Wagner au regard de Léon Daudet

Fils aîné d'Alphonse Daudet, écrivain, journaliste et homme politique français, Léon Daudet né le 16 novembre 1867 à Paris et mort le 30 juin 1942 à Saint-Rémy-de-Provence. Il épousa Jeanne Hugo, la petite fille de Victor.

Républicain converti au monarchisme, antidreyfusard et nationaliste clérical, député de Paris de 1919 à 1924, il fut l'une des principales figures politiques de l'Action française et l'un des collaborateurs les plus connus du journal du mouvement.

Ecrivain engagé et prolifique est énorme, il a laissé une oeuvre volumineuse. Son œuvre de mémorialiste est très importante, six volumes de « choses vues » de 1880 à 1921, « prodigieux Souvenirs », comme disait Marcel Proust, qui ajoutait : « Les ressemblances entre Saint-Simon et Léon Daudet sont nombreuses : la plus profonde me semble l'alternance, et l'égale réussite, des portraits magnifiquement atroces et des portraits doux, vénérants, nobles ». ( à partir de l'entrée wikipedia qui lui est consacrée).

Dans Mes idées esthétiques (Paris, Fayard, 2e éd. 1939, pp.302 à 313) Léon Daudet nous livre un texte plutôt intéressant sinon amusant par certaines de ses anecdotes, malgré ses nombreuses coquilles orthographiques, dans lequel il évoque son wagnérisme des années 1890 et son évolution vers un certain anti-wagnérisme. Un texte qui rend compte, à côté de tant d'autres de la réception de Wagner en France. 

[...] Tout autre est Wagner — sur lequel j'ai beaucoup écrit dans mes Souvenirs et ailleurs — mais dont l'immense personnalité doit être évoquée ici. Ma génération — celle qui avait vingt ans aux alentours de 1890 — a été, à la Faculté de Médecine comme à la Faculté des Lettres, réellement envoûtée par Wagner. Nous admirions non seulement sa musique, mais ses thèmes, ses livrets, ses géants, ses nains, ses ondines, bref ce que j'appellerai aujourd'hui, irrespectueusement, sa ferblanterie. Ses « leit-motiv » motifs d'accompagnement — répétés par lui à satiété et qui, aujourd'hui, fatiguent — nous enchantaient. Il ajoutait à nos plaisirs sensoriels celui d'une science spéciale, d'une « niedelungologie ». Aucune difficulté ne nous arrêtait, et le « fou pur », le « par pitié sachant », les symboles du Rhin, de son or, du Walhalla, des Filles Fleurs, des Enigmes psychologiques de Brunehilde, de Sieglinde, de Koundry, nous semblaient avoir la clarté de l'eau de roche. Nous classions intellectuellement nos camarades en admirateurs de Wagner — c'est-à- dire intelligents — et contempteurs de Wagner — c'est-à-dire idiots. Certaines salles de garde retentissaient des airs les plus célèbres de notre héros. C'est un fait que la wagnéromanie déclinante fut presque aussitôt remplacée par la nietzschomanie et que Zarathoustra supplanta Parsifal, mais avec un moindre rayonnement.

     La véritable intronisation de la gloire wagnérienne à Paris fut, une dizaine d'années après la mort de l'auteur de la Tétralogie, en 1892, à moins que ce ne soit en 1893, la première représentation, à l'Opéra, de la Walkyrie, avec Mlle Lucienne Bréval, dans le rôle de Brünehilde. La beauté plastique de la jeune interprète, le cristal doré de sa voix, la justesse de ses mouvements, rendirent humaine et accessible à la sensibilité française cette légende un peu bien nordique. Telle est la puissance de l'interprète. Assis à côté l'un de l'autre, nous échangions nos impressions, Maurice Barrès et moi : « Quel dommage que Wagner n'ait pas vu cela! » car Barrès admirait le drame wagnérien.

     A l'entr'acte, je rencontrai Pol Neveux, qui m'emmena dans la loge de la triomphante cantatrice, à laquelle il me présenta. Ainsi commença une amitié qui, malgré les vicissitudes de l'existence, est demeurée jusqu'au bout intacte.
     Elle était la musique même, aussi grande cantatrice que grande pianiste. Elle ne se faisait jamais prier, et, après les dîners joyeux qui réunissaient à sa table ses admirateurs, Debussy, Lalo, Philippe Crozier, Neveux, Bataille, moi et bien d'autres, elle chantait pour nous, jusqu'à une heure avancée, du Schubert, du Schumann, du Bizet, du Glück, avec cette maîtrise et cette flamme inégalées, dont les plus insensibles étaient bouleversés. Grande laborieuse, dès le matin elle répétait ses rôles avec son accompagnateur Barthélemy, le rythme fait homme, qui lui faisait recommencer un bout de rôle chanté, dix, douze, quinze fois de suite, sans qu'elle manifestât jamais la moindre impatience. Les adulations dont elle était entourée ne la troublaient pas, et elle sentait le comique des choses et des gens avec une étonnante vivacité. La tragédienne, en elle, égalait la cantatrice. Comme Mme Caron, qu'elle dépassait par le volume de sa voix et la plastique, elle avait le don des attitudes.
     Dans les Maîtres Chanteurs, où elle tenait le rôle difficile d'Eva, elle déployait une espièglerie inattendue et qui enchantait son directeur Gailhard. Il faisait rouler les « r » comme jamais, en la déclarant « merrrveilleuse ». Elle prenait aussi des leçons de Mme Artot de Padilla, et, le dimanche soir, nous réunissait dans le petit hôtel de la rue de Prony, où les deux ravissantes jeunes filles de la maison, Mlles Carmen et Lola, chantaient les flamengos et des malaguenas qui nous plongeaient dans l'extase. Lucienne Breval animait ces réunions de sa verve et de son rire qui avait les perspectives de sa voix, de son chant égal à celui du rossignol, et partant, comme lui, vers les étoiles. Pour les hommes de mon âge, — comme on dit dans le Midi, — le souvenir du génie wagnérien est intimement lié à celui de cette grande artiste, en qui le premier critique musical de notre temps et du Temps, Pierre Lalo, saluait aussi la dépositaire de cette « mélancolie héroïque » qui court sous la Tétralogie, comme sous Tristan.
     Wagner, c'est comme son Wotan, le voyageur (der Wanderer), le vagabond. Il l'est en amour, il l'est en séjours et en résidences, il l'est en pensée. Mais, comme tout ce qu'Ovide tentait d'écrire était poésie, tout ce que Wagner ressent est musique et aboutit à la symphonie...

Modulant tour à tour, sur la lyre d'Orphée, 
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

     L'amour de la femme, le plus violent, le plus ardent, le plus sensuel, a fait vibrer, comme chez Gœthe — M. de Pourtalès le note bien — son âme en perpétuels tressaillements sonores. Cela du début de son existence à la fin. Nous avons sa confession complète à ce sujet dans son œuvre la plus parfaite, la plus bouleversante et dont on peut être assuré dès maintenant qu'elle ne vieillira jamais, Tristan et Yseult. A l'expansion totale de sa passion amoureuse, une des plus frénétiques que Dionysos ait connues, submergeante comme la mer aux bruits sans nombre, à laquelle elle est associée, il fallait l'obstacle et l'absence. Mathilde Wesendenk [sic], mariée jeune à un brave commerçant en étoffe, lui apportait ces deux thèmes essentiels, vers le milieu de son âge, comme Frèdérique Brion les avait apportés à Gœthe dans sa jeunesse.
     M. de Pourtalès — qui a écrit de très beaux livres sur lui — nous a montré les femmes de Wagner, tout au moins les principales : Minna, Mathilde, Cosima, Judith.  Il a passé légèrement sur Kessie [sic], et il a eu raison, car elle n'est qu'un épisode sans importance. Il n'a pas dissimulé les tares de ce génie, son manque de scrupules et de sens de l'honneur en matière amoureuse, comme en matière d'argent (Wagner empruntait au brave Wesendonk, tout en courtisant vigoureusement madame son épouse), ses bizarreries et ses foucades, ses enfantillages. Il a marqué, d'un trait peut-être un peu flou, le tournant de 1870, le moment où l'ethnicité germanique s'éveille chez Wagner sous le choc de la victoire allemande, il vise au rôle de prophète en son pays, de rassembleur d'annales, la phase de « Bayreuth, colline sacrée ». Il a dépeint de main de maître l'amitié de Liszt, celle, instable, avec Hans de Bülow et de Nietzsche, celle avec Louis II de Bavière, mécène et maboule. Mais la grande influence sur le malléable auteur de la Tétralogie et de Tristan fut exercée par Schopenhauer, je veux dire par son grand ouvrage, Le Monde comme volonté et représentation. C'est là que Wagner a puisé ce que nous appelions sa philosophie, c'est-à-dire son idéologie. Je pense que son admiration entêtée pour Schopenhauer, dont la morbidité intime correspondait à la sienne, fut cause de sa rupture avec Nietzsche, tyranné de la pensée d'autrui et qui n'admettait point de n'être pas suivi dans ses confessions nébuleuses. C'était un crime aux yeux de Zarathoustra, que de concevoir autrement que lui la naissance de la tragédie ou d'émettre des doutes sur le retour éternel. Ce prétendu destructeur d'idoles faisait des idoles de ses aphorismes. En outre, Nietzsche était misogyne, — on ne cite de lui qu'une assez pitoyable aventure intellectuelle avec la petite Lou Salomé — au lieu que le mari de Minna, puis de Cosima, était toujours sur le gril d'Eros, toujours ouvert aux fugues des sens et aux caprices des sentiments. Entre deux hommes de complexion si différente, l'antagonisme était commandé par la rencontre, et l'antipathie était fatale, sous le masque trompeur de la sympathie désordonnée.
     Puisque j'ai parlé de morbidité, il faut bien reconnaître que ce deuxième milieu romantique allemand, fondé sur la musique et les correspondances entre les sentiments et les sons, comme le premier l'avait été sur la poésie et les correspondances entre les sentiments et les mots, que cette seconde nuit de Walpurgis, dis-je, n'est pas plus saine que la première. Elles se rejoignent par haines, Schopenhauer et Schumann, c'est-à-dire mêlées à l'originalité géniale par l'amertume, l'apétit du néant et la neurasthénie aiguë. Tout l'épisode des relations esthético-sentimentales de Louis Il de Bavière — Hamlet-Roi, comme dit dans un livre remarquable lui aussi M. de Pourtalès, — et de Wagner criblé de dettes, désemparé, à la recherche d'un commanditaire, appartient à un genre baroque, que pour ma part j'estime repoussant. Car il est trop clair que le grand musicien-dramaturge, en quête d'un théâtre et d'une subvention, ne se prête à ces exhaltations et à ce jargon de la psychopathia sexualis, que pour ses commodités personnelles et celles de son art. Ce mécénat de sanatorium est hideux, et quand je pense à Wagner et à son incontestable puissance créatrice, je préfère l'oublier. Dans ma jeunesse, il en était autrement, et mon premier essai littéraire fut un dialogue imaginaire entre le roi et son médecin, quelques minutes avant la noyade de celui-ci. Quelques années plus tard, Bainville débutait tout jeune dans les lettres par un Louis de Bavière étincelant. Hamlet-Roi, pendant dix années, avait frappé les imaginations des jeunes Français.
     Le changement de place, l'exil, la fugue morale et physique, intellectuelle aussi, animaient la nature instable de Wagner. La Suisse, Paris, Venise, Naples, l'attirèrent, le second à plusieurs reprises et dans des circonstances trop connues pour qu'il soit nécessaire d'y insister. Il a fait à Paris de longs séjours, dans une gêne frisant parfois la misère; il y a eu de réels succès, puis un four illustre entre les fours et parfaitement immérité, celui de Tannhauser, qui lui valut, néanmoins, un splendide article de Baudelaire, que l'on ne savait pas alors être notre plus grand critique d'art pour la musique comme pour la peinture.
     En tout cas, il est fort heureux que, depuis la grande guerre, les jeunes générations françaises ne se soient pas reprises de passion pour les thèmes wagnériens et qu'elles ne s'imprègnent plus, comme nous, les oreilles et l'esprit des histoires saugrenues, effarantes, du papa Wotan, de Frika, d'Albérick, de Brünehilde et des autres. Quand on pense que nous discutions gravement sur les liens métaphysiques des « leit-motiv » entre eux, sur le poison « d'amour et de mort » de Tristan, sur le caractère de Brangaine et de Kurwenal, sur le thème de l'épée comparé au thème de ParcifaI, le « fou pur », sur les intentions de Koundry, la sorcière. Fafner lui-même, le monstre burlesque de Siegfried, nous paraissait digne d'intérêt et de méditation, et le symbolique de l'oiseau, — joyeux dans la douleur, je chante sur l'amour, — nous plongeait dans le ravissement.
     J'étais à la fameuse première de Lohengrin, à l'Eden, rue Boudreau, Lamoureux conduisant l'orchestre. Nous occupions, nous les véritables amateurs, les sixièmes galeries, prêts au sublime et pleins d'horreurs pour les ignorants qui niaient la magnificence du lourd secret... « Il est au monde un temple inaccessible, un lieu- divin qu'un Monsalvat... » Mais combien je me sentais petit et misérable à côté de tel de mes copains qui avait entendu toute la tétralogie dans l'ordre, à Munich, et Parsifal à Bayreuth, ce qui ne l'empêchait nullement d'être un des plus brillants élèves du laboratoire de Kolliker, à Wurtzbourg! L'embriologie s'associait pour nous à la généalogie des Niebelungen. Nous dévorions les innombrables brochures allemandes et françaises, où le culte de Wagner se ramifiait en considérations techniques, psychologiques et physiologiques et finissait par embrasser l'univers. Un axiome courant était celui-ci : « Quiconque ne connaît pas à fond le Crépuscule des dieux ne saurait entendre un mot à la neurologie. » Nous harcelions à ce sujet notre maître vénéré, le professeur Potain, lequel, avec une douce obstination, en tenait pour Beethoven. Mettre la Sonate à la lune au-dessus du troisième acte de Tristan, on n'avait pas idée de ça!...
     Aujourd'hui, l'enthousiasme s'est décanté et les choses ont repris leur place et leur rang. Nul ne songe à nier la puissance musicale de Richard Wagner, mais ses conceptions et théories lyrico-dramatiques ont complètement perdu leur prestige.
     Pour ma part, c'est affreux à dire, je bâille, à ces histoires de gnomes et de géants; Albérich, Fafner et Mime me donnent l'impression du carton pâte, et, pour tout l'or du Rhin, je n'entendrais plus quatre soirs de suite la Tétralogie. C'est tout de même Edouard Drumont qui avait raison une fois de plus, quand il nous déclarait tranquillement, après une soirée passée à Champrosay, autour du piano où retentissait le « o io to ho » des vierges guerrières : « ...Tout ce que vous voudrez, mes amis, j'aime mieux une vieille chanson du pays de France. » Je songeais alors : « Cet homme est plein de génie, mais il a un trou quant à la musique. » Aujourd'hui, je suis exactement de son avis. Je donnerais quatre douzaines de Wotan et Kurwenal pour un de nos anciens airs à odeur de pain et de sang, elliptiques et passionnés. Cela est fin, cela est fier, cela est bref, cela est ardent. On a volé l'or du Rhin, c'est entendu, mais ce n'est pas une raison pour se lancer dans des récits qui durent quatre heures d'horloge, et la fameuse marche funèbre de Siegfried est une faible compensation du mortel ennui des aventures inutiles qui aboutissent à la traîtrise de Hagen. Je le dis avec fermeté : je ne veux plus entendre jamais un seul mot de la biographie de ce Hagen. Les malheurs sentimentaux de Richard Wagner tiennent évidemment à ceci qu'il racontait aux objets de sa flamme comment tout cela était arrivé à Hagen. Combien je préfère à cet insupportable Teuton notre jovial et pressé Sire de Framboisy!
     Il y avait dans Wagner un pédant terrible. L'Allemagne lui sait gré d'avoir traité en épopée sonore les interminables légendes où elle veut reconnaître ses ennuyeuses origines. Mais nous n'avons pas les mêmes raisons pour nous incliner devant cette ferblanterie, devant ce bric-à-brac fluvial et dramatique, ces dragons de fabrications bavaroises, et ces ondines à la mode de Berlin. La vérité est que, comme ceux de sa race, le Wagner dramaturge manquait éperdument de goût et de mesure. Il mania, lui aussi, l'épée de Brandebourg, mais à la façon d'un rasoir, et nos joues en sont encore bleues. Qu'il ait été l'expression de l'Allemagne moderne, je n'ai aucune envie de le contester, et c'est avec plaisir que je constate la baisse de ses conceptions idéologiques devant mes compatriotes. Si les événements nous conduisent un jour ou l'autre à un nouveau coup de torchon avec l'Allemagne, la nouvelle génération française au moins n'emportera pas dans son équipement l'admiration pour le génie représentatif allemand de Wagner. Ne souriez pas. Il est d'une importance capitale pour un peuple civilisé qui va se battre de ne pas croire que la pensée de celui contre lequel il va se battre est en quelques points supérieure à la sienne. Cet élément moral est pesé dans les balances de la victoire. [...]

1 commentaire:

  1. C’est une opinion.... qui vaut la peine de figurer dans le grand livre des pro-Wagner et des anti-Wagner....

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